La saga du Vidéotex

Les causes du déclin

La libéralisation des télécommunications

La vague de libéralisation des télécommunications va secouer l’Europe dès le début des années 1980. Le Royaume-Uni devance ses voisins en libéralisant précocement son marché dès 1984. Un deuxième opérateur de téléphonie, Mercury (filiale de Cable & Wireless), vient concurrencer British Telecom. La Communauté Européenne, consciente qu’il ne faut pas brusquer les choses sous peine de bloquer définitivement le processus, indique que les services de téléphonie vocale resteront sous monopole. Seuls les « nouveaux services », tels la transmission de données et les autres « services à valeur ajoutée » pourraient être ouverts à la concurrence. Ces propositions sont entérinées dans une directive de 1990.

Même si la Suisse ne fait pas partie de l’Europe, elle est très attentive à tout ce qui se fait au-delà de ses frontières. Dès le milieu des années 80, les PTT se mettent activement à réfléchir au problème. Les PTT? Oui, c’est eux que l’on charge de préparer la nouvelle Loi sur les télécommunications (LTC). « Imagine-t-on la famille Rotschild chargée de réviser à la hausse l’impôt sur la fortune? » ironise la journaliste d’Informatique & Bureautique dans un éditorial de 1985. Fort heureusement, leur degré de liberté est limité par les revendications des utilisateurs regroupés au sein de l’Asut (l’Association suisses des usagers des télécommunications). De leur côté, les fabricants d’équipements (téléphones, modems, autocommutateurs privés, etc.) sont de plus en plus désireux d’être partie prenante sur ce marché alléchant. Ils martèlent: « le monopole entrave l’innovation! »

La nouvelle loi de 1992, LTC

La loi en vigueur date de 1922. Elle a établi le monopole des PTT sur le téléphone et le télégraphe, ce que l’on appelle improprement la régale des PTT. Se calquant sur les directives européennes, la nouvelle loi va décider que le monopole se limitera aux services de base, soit le téléphone, le télex, le fax et Télépac. Les services dits élargis ou à valeur ajoutée, parmi lesquels le Vidéotex, seront libéralisés. La préparation de la LTC est longue et difficile. Contrairement aux fabricants, l’Asut et la Svipa se montrent timorés. Ils souhaitent que le Vidéotex fasse partie des services réservés (autre appellation des services de base) gérés par les PTT. Ils justifient leurs craintes. Les redevances encaissées par les PTT ne couvrent qu’un tiers des dépenses qu’engendre le service. Selon les prévisions, le point d’équilibre ne sera atteint qu’en 1994. Or, pour garantir la concurrence, la LTC interdira de financer les services élargis à l’aide des redevances des services de base. « Il faut protéger une jeune plante fragile. Si on augmente les taxes, on signe l’arrêt de mort du Vidéotex » affirme Christophe Juen, porte-parole du Vorort, l’Union suisse du commerce et de l’industrie. Les milieux économiques plaident pour leur paroisse et demandent qu’une ordonnance spécifique fasse une entorse au principe de la libéralisation des services élargis pour le seul Vidéotex. L’équation est simple. Tant qu’ils peuvent gagner de l’argent, ils réclament la concurrence. Mais puisque Vidéotex fonctionne à perte et nécessite des investissements pour poursuivre son développement, ils rechignent à les assumer. La nouvelle loi entre en vigueur au mois de mai 1992 sans que la requête du Vorort obtienne gain de cause.

Bien décidés à ne plus traîner le boulet Vidéotex, Telecom PTT (c’est le nom qu’a adopté la branche télécommunications des PTT pour se démarquer de la Poste depuis la séparation des deux entités) cherche une porte de sortie et se donne comme ultime délai la fin de l’année 1994. Lors d’une grande rétrospective intitulée « Des cartes perforées aux puces » qui se tient au Musée des PTT à Berne, fin 1992, la visiteuse, qui signe ces lignes, remarque un terminal vidéotex éteint sur une table « qui fait figure de parent pauvre »! Triste témoin du désintérêt croissant de ceux qui en ont été les ardents promoteurs!

Le manteau de Saint Martin

En janvier 1995, le service est démantelé et partagé en deux, comme le manteau de Saint Martin. L’infrastructure du Vidéotex, réseau et centraux, est confiée à une nouvelle entreprise, Swissonline. En font partie les principaux fournisseurs d’informations, notamment les trois grandes banques, UBS, SBS et Crédit suisse, les banques régionales, mais aussi Jelmoli, Swissair, Teledata, Publicitas et, last but not least, l’ancien maître à bord, Télécom PTT.

L’autre partie du manteau, soit 30’000 terminaux et leurs abonnés est allouée pour quelques millions à la société romande VTX qui hérite, dans la foulée, des quelque dix mille terminaux stockés à Berne. Prise de court, il a fallu stocker en hâte le contenu de plusieurs wagons que viennent de livrer les CFF, VTX fait face aux réclamations, voire aux récriminations des abonnés paniqués. Son standard est surchargé, les piles de courrier s’amoncellent. Un service après-vente est rapidement mis sur pied, une nouvelle société dédiée au service, Smartphone, est créée. L’affaire s’avérera finalement rentable. Car les redevances tombent chaque mois permettant d’amortir, à terme, l’investissement initial.

Le home banking

Que se passe-t-il entre le 1er janvier 1995 et le 30 septembre 2000, date de l’interruption définitive du Vidéotex? Confiant, Gunter Nierlich, président de la Svipa et de Swissonline affirme que les vitesses vont s’améliorer, les modems à 9600 bauds sont déjà disponibles. La compression des images permettra d’intégrer des photos dans les pages vidéotex. Ces promesses seront sans grand effet. Aucun autre service ne sera créé au cours des cinq années durant lesquelles Vidéotex vit en sursis. Le home-banking, principal succès du Vidéotex, est un des seuls à assurer la survie du système. Les trois grandes banques, de loin les plus actives au sein de Swissonline, ont développé un savoir-faire unique, ouvrant à tous leurs clients, dotés d’un terminal ou d’un micro, la possibilité d’effectuer leurs transactions financières à l’écran. De plus, la carte à puce offre à ces derniers la possibilité de faire leurs paiements on line, en sécurité. Tant que les banques ne se seront pas sûres de bénéficier des mêmes possibilités sur le réseau Internet, elles maintiendront le système aux soins intensifs. Le système vivotera jusqu’en l’an 2000, année où il s’éteint, dans la plus grande discrétion. Swissonline cessera d’exister en 2006.

Dernier serveur vidéotex en suisse romande, ils étaient cinq sur le marché en 1995, VTX sort gagnante sur toute la ligne (sans jeu de mots). L’entreprise a vu venir la déferlante Internet. Elle a investi chaque franc gagné auprès des abonnés vidéotex dans un nouveau service proposé sur Internet. Un transfert inévitable et qui s’avérera tout aussi payant que la reprise des abonnés vidéotex. A Computer 95, le Vidéotex, pourtant son gagne-pain, est absent de son stand. Elle est bien trop occupée à créer 25 bornes d’accès à Internet pour pouvoir proposer à sa clientèle des tarifs attractifs car non pénalisées par la distance. Son nouveau business est déjà né.

La montée en puissance d’Internet

S’il fallait se rappeler un seul nom célèbre dans l’histoire d’Internet, on citerait Sir Tim Berners Lee, l’inventeur du World Wide Web, le célèbre WWW, et l’inventeur du premier navigateur et éditeur web. Il travaille au CERN (Genève) au début des années nonante. C’est alors que le mot Internet sort des milieux scientifiques et universitaires, où il est déjà largement connu, pour se populariser auprès du plus grand nombre. Une période qui coïncide avec la promulgation de la LTC suivie du désengagement progressif de Télécom PTT dans le Vidéotex.

Car tandis que s’amorce le démantèlement de Vidéotex, Internet a déjà fait son trou en Suisse. Sur les quelque 46’000 réseaux reliés en 1994 par ce réseau devenu mondial, près de 500 réseaux helvétiques y sont déjà connectés. Parmi ceux-ci et non des moindres, ceux de grandes entreprises comme Nestlé, ABB, Ascom, et aussi UBS et SBS. Ces dernières y piochent toutes les informations boursières internationales et testent la migration de leurs applications vidéotex. Trois sociétés ont ouvert leur serveur Internet: EU Net avec cinq bornes d’accès à Genève, Zurich, Bâle, Berne et Lugano; Ping à Mettmenstetten avec trois points d’accès à Lausanne, Berne et Zurich; Switch avec un seul point d’entrée, à Zurich.

Dès 1995, VTX emboîte le pas en Suisse romande. En septembre 1996, les PTT eux-mêmes, concurrence oblige, annoncent Blue Window plus connu aujourd’hui sous le terme abrégé de Bluewin. Les chiffres divulgués par Télécom PTT, rebaptisé Swisscom en septembre 1997, parlent d’eux-mêmes. Avril 1998, 100’000 abonnés Bluewin. Janvier 1999, 150’000 abonnés. En l’an 2000, année où Vidéotex tire sa dernière révérence, Bluewin compte déjà 500’000 abonnés. Un chiffre jamais articulé dans les rêves les plus fous des auteurs et des acteurs du Vidéotex.

Impossible pourtant de comparer un service longtemps presque exclusivement national avec Internet dont la messagerie permet de dialoguer avec le monde entier et où des millions d’informations sont accessibles instantanément. Pourtant les afficionados du Vidéotex regrettent encore aujourd’hui la double sécurité assurée par le numéro d’identification et le mot de passe de l’abonné ainsi que les facilités de micro-paiement que procurait la facturation à la page. Deux avantages dont Internet est privé.

Une simple anecdote résume la chose. En quinze ans de fidèles et loyaux services, on ne relate qu’une seule affaire de piratage du Vidéotex. Nous sommes en 1989, lorsque la SBS reçoit une facture de 1,6 millions de francs pour la consultation « effrénée » de pages d’une agence dite « artistique », un service auquel la vénérable banque n’est pas abonnée. Des inconnus ont réussi à se procurer les codes d’identification de terminaux qui viennent de lui être livrés. Les pirates s’en sont servis pour lancer un accès au serveur de l’agence en question, il s’agirait en fait de la messagerie Iris opérée par VTX, appeler des pages coûteuses, les refermer aussitôt et relancer indéfiniment le cycle. Un délit d’initiés dont on ne connaîtra pas le dénouement, la banque et les PTT ayant préféré étouffer l’affaire. Le cas est sans doute resté unique dans les annales du Vidéotex. On ne peut pas en dire autant d’Internet où les hackers deviennent toujours plus malins et continuent à défier les services informatiques les plus ingénieux.

En guise de conclusion, une histoire de verre