30 octobre 1978

Réflexion scientifique et humaniste à l'horizon 2000 aux journées d'électronique de l'EPFL

01 Informatique No. 512

Souffler sur 125 bougies nécessite de retenir puissamment sa respiration. A l’occasion de son 125e anniversaire, l’École polytechnique fédérale a profité de ce temps de pause pour une réflexion approfondie et élargie, voire humaniste. L’électronique, l’homme et la société, tel était le thème, cette année, de ses traditionnelles journées d’électronique (1). Devant un public attentif de 250 personnes, principalement des ingénieurs, les professeurs de l’EPFL ont brossé un bilan à nos jours, puis se sont essayés à une prospective du développement de l’électronique et des disciplines qui en sont issues – informatique, télécommunications et automatique – à l’horizon 2000.

Marquée par une innovation continue, depuis trente ans, l’électronique a effectué des progrès que les futurologues des années 50 avaient totalement sous-estimés. En 1970, les deux fondateurs d’Intel, Noyce et Moore, ont émis une loi qui s’est fidèlement vérifiée à nos jours, celle du doublement, tous les deux ans, de la complexité des circuits intégrés (exprimée en nombre d’éléments actifs par puce de silicium).

La miniaturisation en électronique: limites et avantages

Les circuits les plus complets, les VLSI (Very Large Scale Integration) contiennent jusqu’à 64’000 éléments et l’on prévoit pour l’an 2000 des circuits dotés de 107 composants actifs. Pourtant, selon le professeur Ilegems, de l’Institut interdépartemental de microélectronique, la miniaturisation se stabilisera à ce stade.

Elle se heurtera alors à des limites d’ordre physique (par exemple à des problèmes d’évacuation de chaleur que provoque une telle densité), technologiques (la multiplication des transferts crée, entre autres, des problèmes de connexion), et aussi économiques (les moyens de production sont de plus en plus coûteux).

L’informatique de demain

La miniaturisation engendre une baisse de prix de 20 à 30% par an, ce qui permettra à courte échéance une utilisation pléthorique de circuits. Elle améliore également la puissance et diminue les temps de réponse.

Les conséquences de cette intégration seront particulièrement frappantes en informatique, fille de l’électronique. Ainsi que l’a expliqué le professeur Jean-Daniel Nicoud, du Laboratoire de calculatrices digitales, un circuit imprimé de petite dimension portera, à l’aube du vingt et unième siècle, les quelques circuits correspondant à un processeur très puissant, un supplément de mémoire, une mémoire à bulle magnétique, un contrôleur de mémoire à disque magnétique ou optique, et des interfaces écran, modem, etc. En bref l’équivalent de ce que comprend l’ordinateur CDC de L’EPFL dans ses nombreuses armoires. Quant aux vitesses de calculs exprimées en M ips (millions d’instructions par seconde) ou en mégaflops (millions d’opérations en virgules flottantes par seconde), elles atteindront 104 M ips et 103 M flops, soit 1000 fois plus qu’actuellement.

Après avoir constaté que faire de la futurologie en informatique est un moyen sûr pour se ridiculiser à long terme, le professeur Nicoud poursuit néanmoins son investigation de l’avenir, en prédisant un développement foudroyant de l’ordinateur personnel, « produit courant » de l’an 2000. Il se présentera comme un livre plus ou moins volumineux selon ses performances. La firme Xerox travaille sur ce projet depuis plusieurs années et l’appelle Dynabook. Doté d’un ensemble de programmes et de langages faciles à utiliser, il sera la pièce maîtresse d’un réseau comprenant également d’autres produits d’utilisation courante, agenda et montres, eux-mêmes doté de micro-ordinateurs. Le tout relié à un ordinateur domestique, à l’ordinateur de l’entreprise et à des banques de données, par l’intermédiaire du réseau de télévision.

De cette projection dans le futur, une constatation s’impose. La symbiose de plus en plus grande entre les disciplines. Électronique et informatique, tout d’abord. L’intégration sur un seul circuit de toutes les fonctions nécessaires à un système rend de plus en plus ténue la différence entre concepteurs de systèmes électroniques et de systèmes informatiques. Association étroite également entre l’informatique et les télécommunications, avec le développement de réseaux d’ordinateurs de plus en plus complexes, dans une technique baptisée aujourd’hui télématique.

La barrière du logiciel

Pourtant, malgré les progrès fantastiques des possibilités techniques, le développement de ces trois disciplines butera toujours sur les problèmes de logiciel. « En l’an 2000 et déjà bien avant, énonce le professeur Nicoud, le coût du logiciel sera le seul facteur limitatif… Prévoir des architectures associatives s’inspirant de la structure du cerveau humain révolutionnerait réellement l’informatique et permettrait de résoudre les problèmes de fiabilité et de dégradation des systèmes informatiques. Toutefois, avant d’atteindre le stade de cette informatique intelligente, nous devons nous contenter de palliatifs en constante évolution, c’est-à-dire d’architectures multiples et complexes et de logiciels difficiles à maîtriser ».

La complexité des systèmes nécessitera des concepteurs de niveau très élevé, et la multiplication des besoins, un personnel de plus en plus nombreux. Aussi la productivité en matière de logiciel ne s’améliorera-t-elle guère. Pourrait-il en être autrement si, comme l’anticipe ce même professeur, près du tiers de la population active gagnera sa vie au vingt et unième siècle en écrivant des programmes?

Une société bouleversée

Et c’est au cœur de ce problème que les prévisions scientifiques rejoignent la pensée humaniste. Les effets de l’électronique sur l’homme et la société (mais ce qui est positif pour cette dernière peut être néfaste pour l’homme) sont innombrables. Les professeurs de l’EPFL en ont évoqué plusieurs. Parmi les favorables, citons les progrès réalisés en médecine grâce à l’électronique médicale et plus particulièrement grâce à la tomographie informatisée qui permet de reconstruire, grâce à l’ordinateur, l’image en coupe d’une partie du corps. Citons aussi, bien que plus controversés, les « bienfaits » de la télévision, outil compensateur de l’isolement social et dispensateur de services futurs comme l’accès sélectif aux informations des banques de données. Toutefois, les aspects négatifs ne doivent pas être minimisés. C’est ainsi que le professeur Neirynck, titulaire de la chaire de théorie des circuits et des systèmes, a dénoncé l’intrusion insupportable de certains fichiers centralisés dans la sphère privée des individus.

Le grand point d’interrogation reste, bien entendu, la menace du chômage qui frappera inexorablement le secteur des services dans les décennies à venir. Mais, à plus longue échéance, des reconversions s’effectueront. Le pronostic du professeur Nicoud, prévoyant que, dans moins d’une génération, une personne sur trois sera destinée à rédiger du logiciel pendant toute sa vie active, est sans aucun doute annonciateur d’un profond bouleversement dans notre société.

Marielle Stamm

(1) Les journées d’électronique 1979 auront pour thème l’utilisation des microprocesseurs.